Théoriser l’extra-légalité: Désobéissance, anti-obéissance, alter-obéissance
Abstract
La désobéissance civile est conçue par les théoriciens politiques libéraux (Rawls et Habermas mais également Bobbio et Dworkin) comme une forme d’illégalité. Ces théories aboutissent toutes, par des voies différentes, à vider la désobéissance de sa consistance politique. Recouvrer la dimension proprement politique des actions de désobéissance suppose de les concevoir comme extra-légalité.
Mon article part d’un constat : la France connaît depuis trois décennies un processus d’extralégalisation de la conflictualité sociale. Les formes de contestation légale – vote protestation, syndicalisme, grève, manifestation – sont progressivement supplantées par des actions extralégales – désobéissance civile, zones à défendre, hackers, lanceurs d’alerte et manifestations interdites. Partant de cette actualité, je propose de montrer en quoi ces actions invitent à déplacer les catégories dominantes de la théorie politique contemporaine et à opérer un geste conceptuel inédit, qui sera le cœur de cet article : théoriser l’extra-légalité.
Contrairement à la quasi-totalité des définitions en vigueur, je considère la désobéissance comme une action extra-légale plutôt qu’illégale, car l’illégalité désigne une opposition à la loi. Or la désobéissance, quelle que soit sa vigueur et sa modalité, ne s’oppose pas à la législation mais au légalisme. Elle est illégaliste et non illégale. Elle est moins contre la loi qu’en dehors ou à côté de la loi. Ce dehors n’est pas au dessus puisque la désobéissance n’émet pas de jugement surplombant à l’encontre de la loi. L’extra-légalité est hors du droit mais, paradoxalement, elle le travaille de l’intérieur afin de lui révéler sa non-identité et d’indiquer à chaque loi sa part de contingence. Les désobéissants ne sont pas contre les lois (illégalité) ni au-dessus d’elles (méta-légalité). Ainsi, ils sont hors-de-la-loi plutôt qu’hors-la-loi.
Comprise comme extra-légalité, la désobéissance s’oppose à la figure de l’obéissance servile, qui désigne l’obéissance aveugle aux lois étatiques. Mais la désobéissance n’est pas pour autant identique à l’anti-obéissance, qui ordonne de désobéir à toutes les lois. Car l’anti-obéissance est en réalité une obéissance qui s’ignore. En opposant à l’obéissance systématique aux lois étatiques un refus systématique d’obéissance, l’anti-obéissance se soumet férocement, sans s’en apercevoir, à une loi encore plus implacable que les lois étatiques, à savoir la loi dont le contenu prescrit de « désobéir partout et tout le temps ». Bien qu’elle se présente sous la forme d’une désobéissance, l’anti-obéissance est donc en vérité une soumission absolue à la loi auto-réfutante du « toujours désobéir ».
La désobéissance ne doit pas non plus être confondue avec l’alter-obéissance. Cette dernière consiste à désobéir aux lois étatiques afin d’obéir encore mieux et encore plus à un autre régime de lois. L’alter-obéissance critique les lois en vigueur dans le but de se soumettre aveuglément à la « volonté divine », aux « impératifs économiques », au « règne de la science », à la « nature humaine » ou aux « lois de l’histoire ». En ce sens, l’alter-obéissance est une fausse désobéissance : elle ne cherche qu’à remplacer l’obéissance servile aux lois étatiques par une autre obéissance, encore plus intense.
Finalement, obéissance servile, anti-obéissance et alter-obéissance procèdent toutes à une fétichisation de certaines lois, auxquelles elles se soumettent inconditionnellement. Seule la désobéissance parvient à désacraliser les lois et, ce faisant, à instaurer un rapport autonome entre les citoyens et les lois qui régissent leur existence. Cette conception de la désobéissance comme extra-légalité jette un éclairage inédit sur le rapport qu’une société démocratique entretient avec ses institutions.
Une telle société s’efforce de tenir ensemble ces deux affirmations : aucune société ne saurait exister sans institutions, mais toute institution est en droit contestable. Autrement dit : nécessité d’institutions mais contingence de toute institution particulière. Cette double exigence équivaut à un double refus. D’abord, la démocratie n’est pas identifiable à un assemblage institutionnel définitivement figé. Elle n’existe qu’en se renouvelant. Cependant, la démocratie n’est pas non plus une frénésie destructrice qui abolirait immédiatement tout germe d’institutionnalisation. Elle se donne provisoirement des institutions, car elle ne peut exister qu’avec un minimum de stabilité. La démocratie est donc prisonnière d’une tension irréductible et féconde entre sa dimension instituante et sa dimension instituée.